Le MONDE

Roger-Pol Droit

Extrait de « Le calcul des petits riens »

Le Monde des Livres

Avril 2001

           « On le sait de manière générale. De  façon abstraite, un peu floue. Le pouvoir est fait de signes, de symboles, d’indices. Pas de roi sans couronne, pas de juge sans robe. La puissance se montre, et par là même se crée aussi, pour une large part. L’habit fait autorité, la hiérarchie s’inscrit dans des marques visibles,  des codes exacts. Certes, on sait tout cela. Ce sont toutefois des affirmations qui flottent en l’air, paraissent presque gratuites. Pour y voir plus net, il faut descendre dans les soutes, scruter les détails, les petits faits, voir comment s’agencent les réalités infimes du pouvoir en représentation. Qui passe en premier ? Quelles sont les couleurs des robes, des chemises, des fleurs ? Comment seront disposés les fauteuils ? Quel est le plan de table ? Ces détails innombrables ne sont pas seulement des futilités.  Il faut prendre le protocole très au sérieux.  Non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il révèle. Si l’on regarde bien, dans cette arithmétique des préséances et ce calcul des rites infinitésimaux, le pouvoir se donne à contempler. Pas tout entier sans doute, mais de manière claire et distincte.  

             Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’ouvrage de Marie-France Lecherbonnier. Pas une once de théorie, qu’on se rassure. Des faits, rien que des faits, infimes et têtus. Les uns sont anciens. On apprend en effet que la codification des rencontres entre chefs suprêmes fait l’objet de savants traités depuis des siècles et des siècles. L’ordre des discours, la composition des escortes, le choix des cadeaux échangés, la composition des banquets, toutes ces figures obligées d’une réunion entre puissants ont fourni matière à d’amples traités (…)

              S’il faut une entente universelle sur ce genre de question, c’est parce que la raison d’être de ces cérémonies et l’étiquette minutieuse de leur déroulement n’ont qu’un but, un seul : marquer la hiérachie. De manière presque obsessionnelle, tatillonne, le moindre détail est destiné à rappeler les préséances. Dans cet univers à étages, il s’agit toujours de savoir qui précède qui, qui domine et qui est nférieur. Ainsi la hiérarchie des corps constitués, et à l’intérieur de chacun d’eux celle des chefs, sous-chefs et sous-sous-chefs, détermine-t-elle, de manière précise l’ordre d’entrée dans une salle, les places dans une  assemblée ou une table officielles. On apprend ainsi, en lisant Marie-France Lecherbonnier, des détails délicieux de mesquinerie et superbes de prudhomerie : dans les administrations françaises du XIXème siècle, la taille des bûches dans les cheminées était différente, règlementairement, selon l’importance du fonctionnaire concerné (…)

              L’ennui, c’est que les chefs d’Etat sont réputés égaux en droit, et que nul ne peut faire valoir sa domination sur un autre. Toutefois, il faut bien décider qui passe en premier, et à quelle place s’assoira chacun. D’où           les conventions internationales mentionnées plus haut : c’est dans l’ordre de leur prise de fonctions que se succéderont les personnalités de rang égal. A peine édictée, la règle souffre d’exceptions : dans les pays de tradition catholique, le nonce apostolique demeure le doyen des ambassadeurs, fût-il accrédité de fraîche date, dans les anciennes colonies françaises d’Afrique Noire, c’est l’ambassadeur de France qui prend le pas sur les autres nations (…) »